C’est l’hiver

C’est l’hiver. Mais le soleil est magnifique. Je rencontre Roland Sora dans un jardin public proche de l’université. Il avait envie de faire quelques pas à l’extérieur. J’ai une grosse veste de laine sur un pantalon de ski. Il porte une vieille canadienne qui va très bien avec sa pipe. Sur notre droite, des arbres nus. Mais à gauche, une ligne de troènes d’un vert tenace. Des enfants jouent sur des toboggans, des balançoires.

Je parle de mon P.-D.G. Je dis en particulier que j’ai l’intention de lui lire du Claude Simon, pour parfaire sa formation au meilleur niveau, pour qu’il puisse vraiment avoir, dans ses dîners d’affaires, la meilleure contenance intellectuelle. Le « vieux maître » me demande si, cette fois, je ne suis pas devenue complètement folle. Il me prend le bras avec l’attitude un peu condescendante qu’on a pour les gens qu’il faut ménager, éviter de brusquer. Je lui laisse entendre que je suis très déterminée dans mon intention, que, prenant conscience de ma mission de lectrice et de ce qu’elle peut avoir désormais de décisif dans certains cas, je ne veux pas travailler dans la médiocrité, mais dans l’excellence. Autant viser au plus haut. Il ne réagit pas, m’amène devant un toboggan où une toute petite fille, qui s’apprête à se laisser couler le long de la glissière, rabat ses jupes à notre approche. Il la regarde en souriant, semble rêver. Je reprends mon propos : Oui, je commencerai par quelques pages de La Route des Flandres… ou peut-être des Géorgiques… Sans quitter la petite fille des yeux, il me dit, comme s’il parlait dans le vide : Je reconnais bien là mon irremplaçable Marie-Constance et sa brillante culture (quel dommage tout de même, ces études non menées à terme !), mais crois-moi, si tu tiens vraiment à Claude Simon, ce n’est pas par là qu’il faut commencer, surtout avec un P.-D.G., il faut prendre Leçon de choses… comme le titre l’indique, il y a là matière à leçon et il est question de réalités simples, de choses… on ne peut rêver mieux pour un débutant.

Bien entendu, je perçois l’ironie tout à fait condescendante, mais aussi un peu amère, des derniers mots. Je rétorque : Mais, ce n’est pas un débutant, il a de la culture, de la personnalité, de la finesse, de l’autorité, un très beau physique en outre, il a lu énormément de choses, il veut se recycler, c’est tout, car maintenant sa très grande activité ne lui laisse plus le temps de la lecture. Très bien, dit Roland Sora, parfait ! Et il compte sur toi pour cela ? Je dis : Eh oui, sur moi. Il a pris mon annonce au sérieux, mon métier au sérieux !

Le maître m’entraîne vers un banc inoccupé au fond du jardin. Si nous nous asseyions un moment au soleil ? dit-il. Je lui réponds que c’est une bonne idée, mais que tout de même il commence à faire assez froid et que nous ne pourrons pas rester très longtemps. À peine sommes-nous assis, qu’une vieille femme vient prendre place sur le même banc, tout à fait à l’extrémité. Elle tient à la main une marguerite qu’elle a cueillie je me demande bien où. On pourrait croire qu’elle vient écouter ce que nous disons. Roland en a l’air agacé. Il se penche à mon oreille, je sens son souffle léger et chaud sur mon lobe et il murmure : Alors, si je comprends bien, ça va, ça marche ? Je réponds, tout à fait stupide : Ça va, quoi ? Il se penche un peu plus, comme s’il voulait vraiment qu’on ne puisse pas entendre : Ça va, avec ce nouveau client… pour le mieux… au plus haut niveau ? Comme j’ai l’impression qu’il se paye ma tête, je réplique : Ce n’est pas un client, c’est déjà un ami, un homme très distingué d’ailleurs. La vieille dame ne prête pas la moindre attention à ce que nous disons. Elle a élevé la marguerite à hauteur de sa bouche et commence à l’effeuiller, consciencieusement. Moi aussi, je suis consciencieuse.